Favela Jass

À l’occasion de l’exposition collective Water Games organisée par l’Association Voyons Voir, le jardin de la Bastide du Jas de Bouffan, ancien domicile familial du peintre Paul Cézanne.
Favela Jass est une installation interactive proposant l’expérience sonore et sensorielle de la pluie tombant sur une case en tôle rappelant l’esthétique d’une habitation de bidonville.


Installation interactive à la Bastide Jas de Bouffan, ancienne demeure de la famille du peintre Cézanne, à l’occasion du festival Water Games organisé par Voyons Voir en 2015.

J’ai grandi à la Réunion, et, de mes 3 ans à mes 8 ans, j’ai vécu dans l’Est de l’île, à Saint Benoît.
C’est une zone extrêmement humide, et très chaude, et tous ceux qui ont vécu dans des zones tropicales et avec un niveau de vie modeste (nous étions moins argentés que ma nounou à l’époque) a peut-être connu le délice des chants de la pluie sur le toit en tôle de la maison.
Chaque année, au passage des cyclones, les familles tremblent mais les enfants se réjouissent. Car avec les alertes cycloniques viennent les jours d’école chômés, les parents à la maison, les coupures de courant, les chandelles, les douches à l’eau de pluie récupérée à la bâche tendue dans le jardin et surtout, la pluie sur le toit.

C’est la compensation du pauvre, cette sensualité extrême que lui confèrent ses conditions de vie simples, où chaque objet, chaque matériau a de la personnalité, et est quasiment divinisé. C’est la Tôle, cet esprit enchanteur, gris de prime abord, mais envoûtant quand les trombes d’eau s’abattent sur son dos ondulé. On est là, recroquevillé, hypnotisé par ce chant puissant , celui de l’animal dans sa gangue, celui de la créature primale dans sa caverne archaïque.

Juste une fine couche de tôle sépare les gens pauvres des éléments, et j’ose espérer que la sensibilité que cette proximité avec les phénomènes du monde enseigne ne s’émousse pas lorsque les parois s’épaississent avec le niveau de vie.

Il n’est pas rare de trouver, lorsque les cyclones sont passés, comme des baleines énervées, des familles aux bras ballants au milieu de quatre feuilles de tôle couchées à terre, comme des cartes soufflées, et tout le pauvre mobilier éparpillé. Cette vision m’a accompagnée longtemps, et a initié ce jeu de vision de passe-muraille, traversant les parois fines qui retiennent les organismes.

C’est cette expérience du monde si brute et sensuelle que j’ai voulu offrir au spectateur avec cette réplique au 1/5 d’une case comme on pourrait en trouver dans n’importe quel bidonville de cette planète. En reproduisant les conditions d’une pluie tropicale à l’aide une pompe et d’un simple tuyau, d’un bassin et d’un stéthoscope, le cœur de l’expérience s’offre là, battant dans la tôle qui s’anime et qui vibre de joie.

La bastide du Jas de Bouffan est une demeure bourgeoise de la fin du XVIIIe, ayant accueilli notamment la famille du banquier Cézanne et son célèbre peintre de fils, bon à rien et traîne savates au regard de son père et des aixois de l’époque.
L’ironie du sort veut qu’aujourd’hui, le Jas de Bouffan abrite la population la plus modeste de la ville, et le Pôle Emploi Jas de Bouffan et les HLM du Jas font face à ces étendues verdoyantes et ces roseraies soigneuses.
Mais mieux encore, tandis que je filmai l’installation, un riverain s’approcha et me raconta qu’une trentaine d’années auparavant, à quelques centaines de mètres de là, un Abattoir avait agrégé toute une vie aux alentours, organisée en bidonville.

C’est là le mystère de la mémoire de lieux, dont parfois les artistes, bien malgré eux, se font les scribes maladroits.
Aix-en-Provence, ville chic s’il en est, aura gardé, en hologramme embarrassant, des fantômes de ces cases en tôle dans ses registres invisibles. Et, quoique minuscule et prise en sandwich dans un duel de titans, entre faste et néfaste, la mémoire se manifeste, audible au stéthoscope, dont on se fait, en se faisant au moins cinq fois plus petit, docteur et admirateur de fortune, le temps d’un festival éphémère.

Maïla Gracia